27

 

Ararat, 2675

 

Antoinette s’arrêta dans les cryptes profondes du vaisseau et appela :

— John ? C’est encore moi. Je reviens vous parler.

Elle savait qu’il n’était pas loin. Qu’il l’observait, attentif au moindre de ses gestes. Quand la cloison s’anima, se renfla, prenant la forme d’un scaphandre spatial, elle dut résister à l’impulsion de prendre ses jambes à son cou. Elle ne s’attendait vraiment pas à ça. Enfin, c’était une apparition quand même.

— Merci, dit-elle. Je suis contente de vous revoir.

La silhouette était plus une évocation qu’une représentation précise, et elle vacillait. La déformation du mur était soumise à des changements constants, rapides et fluctuants, tel un drapeau pris dans un furieux coup de vent. De temps à autre, l’illusion se dissipait et la forme se fondait à nouveau dans la texture grossière du mur. Elle avait l’impression que la silhouette disparaissait derrière des écharpes de poussière martienne soufflées par le vent, chassées horizontalement devant son champ de vision.

La silhouette fit un geste : elle leva le bras et porta sa main gantée à l’étroite visière de son casque spatial.

Antoinette leva la main et esquissa le même salut, mais la silhouette qui s’était formée sur le mur se contenta de répéter son geste, avec plus d’emphase.

Elle repensa alors aux lunettes que le capitaine lui avait données lors de sa précédente visite et qu’elle avait pris la précaution d’emporter. Elle les mit et retrouva la même vision synthétique. En plus, pour le moment du moins, l’image était complète. Il n’y avait pas de trous dans son champ de vision, ce qui était rassurant. Elle n’avait pas apprécié, la fois précédente, l’idée que des éléments énormes, peut-être dangereux et tout proches, pouvaient lui échapper. Il était choquant de penser que pendant des siècles les gens avaient accepté ce genre de manipulation de leur environnement comme allant de soi, trouvant ce filtrage perceptif aussi normal que le fait de porter des lunettes de soleil ou des cache-oreilles en hiver. Ils étaient allés jusqu’à se laisser introduire dans le crâne des machines qui contrôlaient ce filtrage, afin que le trucage soit encore plus indiscernable. Les Demarchistes – et les Conjoineurs, donc ! – étaient vraiment de drôles de gens. Bien des choses l’attristaient, mais pas le fait d’être née trop tard pour se livrer à ce genre de jeux qui métamorphosaient la réalité. Elle aimait pouvoir tendre la main et toucher.

Enfin, les lunettes étaient un mal nécessaire. Dans le royaume du capitaine, elle devait se conformer à sa règle du jeu.

Le personnage en relief se détacha du mur et fit un pas vers elle avec détermination. Il paraissait maintenant bien réel et concret, aussi détaillé que si un être vivant était sorti d’une tempête de sable étrangement localisée.

Antoinette n’y tint plus. L’illusion de présence était trop frappante. Elle ne put s’empêcher de reculer d’un pas.

La manifestation était sensiblement différente : par rapport à la première fois, le casque spatial semblait d’un modèle un peu plus récent, et les logos avaient changé. Le scaphandre, bien que de conception antique et vénérable, n’était pas tout à fait aussi archaïque. Le pack de poitrine était plus profilé, plus récent, et dans l’ensemble la combinaison était plus étroitement ajustée. Antoinette n’était pas une spécialiste, mais elle estima que la nouvelle tenue devait avoir une cinquantaine d’années de moins que celle qu’il portait la fois précédente.

Elle se demanda ce que ça pouvait bien vouloir dire.

Elle s’apprêtait à faire un autre pas en arrière quand le capitaine s’arrêta et leva à nouveau la main, cette fois dans un geste d’apaisement. Puis il commença à tripoter le mécanisme de sa visière, qui remonta avec un sifflement nettement audible : un appel d’air.

Elle reconnut tout de suite son visage, mais c’était celui d’un homme plus âgé. Il avait des rides qui n’y étaient pas la fois précédente, des lignes grises qui striaient ses joues mal rasées, ses yeux paraissaient plus enfoncés et les coins de sa bouche étaient incurvés vers le bas, ce qui était nouveau aussi.

Il prit la parole, d’une voix plus rauque et comme entrecoupée :

— Vous ne renoncez pas facilement, hein ?

— En règle général, non. John, vous vous souvenez de notre dernière conversation ?

— Assez bien.

D’une main, il appuya sur un ensemble de boutons placés sur la partie supérieure de son pack ventral, programmant une succession de commandes.

— Euh… il y a longtemps de ça ?

— Je peux vous demander si vous pensez que ça fait longtemps ?

— Oui.

Elle attendit. Le capitaine la regardait, le regard vide.

— Combien de temps pensez-vous que ça fait ? dit-elle enfin.

— Quelques mois. Quelques années de temps de bord. Deux jours. Trois minutes. Une milliseconde virgule huit. Cinquante-quatre ans.

— Deux jours à peu près, dit-elle.

— Je vous crois sur parole. Comme vous l’avez compris, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était.

— Vous vous rappelez quand même que je suis déjà venue. C’est toujours ça.

— Vous êtes une personne très charitable, Antoinette.

— Je ne suis pas surprise que votre mémoire vous joue des tours, John. Mais il me suffit que vous vous souveniez de mon nom. Vous vous rappelez autre chose de notre conversation ?

— Vous pourriez me mettre sur la voie ?

— Les visiteurs, John… Les présences dans le système ?

— Elles sont toujours là, répondit-il.

Il s’absorba à nouveau dans les fonctions de son pack de poitrine, l’air plus attentif qu’inquiet. Elle le vit tapoter le petit bracelet de commandes qu’il portait au poignet, puis il eut un hochement de tête satisfait.

— Oui, dit-elle.

— Elles se sont rapprochées, n’est-ce pas ?

— C’est ce que nous pensons aussi, John. C’est ce que Khouri nous a dit, et tout ce qu’elle nous a annoncé s’est vérifié, jusque-là.

— À votre place, je l’écouterais.

— Le problème n’est plus de savoir si nous devons l’écouter ou non. Nous avons récupéré sa fille. Il paraît qu’elle en sait long. Nous commençons à nous dire que nous aurions peut-être intérêt à l’écouter quand elle nous donnera des instructions.

— Clavain vous guidera. Comme moi, il comprend la portée du temps historique. Nous sommes deux fantômes du passé, projetés dans un avenir que nous ne nous attendions à voir ni l’un ni l’autre.

Antoinette se mordit la lèvre inférieure.

— Je suis désolée, John. J’ai de mauvaises nouvelles. Clavain est mort. Il a été tué en sauvant la fille de Khouri. Scorpio est toujours avec nous, mais…

Le capitaine mit un long moment à répondre. Elle se demanda si la nouvelle de la mort de Clavain ne l’avait pas affecté plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle n’avait jamais imaginé que le capitaine et Clavain pouvaient avoir de l’amitié l’un pour l’autre, mais maintenant qu’elle voyait les choses du point de vue du capitaine, ils avaient plus en commun, tous les deux, qu’avec la plupart de leurs pareils.

— Vous ne faites pas absolument confiance à Scorpio pour assurer le commandement ? demanda-t-il.

— Scorpio nous a bien servis. En cas de crise, on ne pourrait espérer avoir un meilleur chef. Mais il serait le premier à admettre que la stratégie n’est pas son fort.

— Eh bien, trouvez-vous un autre chef.

Il se passa quelque chose de surprenant. Elle eut, au moment où elle s’y attendait le moins, un flash-back de leur dernière réunion dans la Haute Conque. Elle revit Blood entrer de sa démarche chaloupée, puis Vasko Malinin, qui était en retard. Blood lui avait reproché son retard, et Vasko avait écarté sa réprimande d’un geste désinvolte. Elle se rendit compte, a posteriori, qu’elle avait accepté cette démonstration de sans-gêne comme un corollaire inévitable de ce qu’il était et de ce qu’il deviendrait, et elle l’avait, d’une certaine façon, trouvée admirable.

Elle avait vu une sorte de lueur briller derrière son attitude, et elle avait l’éclat de l’acier.

— Ce n’est pas un problème de chef, répondit très vite Antoinette. C’est de vous qu’il s’agit, John. Avez-vous l’intention de repartir ?

— Vous m’aviez suggéré de réfléchir à la question.

Elle se rappela l’élévation du niveau des neutrinos.

— On dirait que vous avez fait un peu plus que cogiter.

— Peut-être.

— Il faudrait faire attention, dit-elle. Il se pourrait que nous ayons besoin de reprendre l’espace à bref délai, mais nous devons songer aux conséquences pour ceux qui nous entourent. Il va nous falloir des jours pour faire monter tout le monde à bord, même si tout se passe sans anicroche.

— Il y a déjà des milliers de gens à bord. Leur survie sera ma priorité absolue. Je regrette pour les autres, mais s’ils n’arrivent pas à temps, il faudra les laisser sur place. Ça vous paraît brutal ?

— Ce n’est pas à moi d’en juger. Écoutez, il y a des gens qui préféreront rester sur la planète, de toute façon. Il se peut même que nous les y encouragions, juste au cas où quitter Ararat serait une erreur. Mais si vous partez maintenant, vous tuerez tous ceux qui ne sont pas encore à bord.

— Vous n’avez pas envisagé d’accélérer l’embarquement ?

— Nous faisons de notre mieux, et nous avons commencé à prévoir la relocalisation d’un certain nombre de gens loin de la baie. Mais à cette heure-ci, demain, il y aura encore au moins cent mille personnes qui n’auront pas déménagé.

L’espace d’un instant, le capitaine se fondit dans la tempête de sable. Antoinette regarda la texture grossière, pareille à du cuir, de la paroi. Elle pensa qu’elle l’avait perdu et s’apprêtait à tourner les talons lorsqu’il émergea à nouveau, penché en avant comme s’il luttait contre un vent imaginaire.

Il leva la voix pour prendre le dessus sur un vacarme qu’il était seul à entendre :

— Je regrette, Antoinette. Je comprends vos préoccupations.

— Ça veut dire que vous avez écouté ce que je vous ai dit, ou que vous allez partir quand ça vous arrangera, quoi qu’il arrive ?

Il leva la main pour abaisser sa visière.

— Je vous conseille de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mettre les autres en sécurité, à bord du vaisseau ou plus loin de la baie.

— Alors c’est tout ? Tant pis pour ceux qui n’auront pas été déplacés ?

— Ce n’est pas plus facile pour moi que pour vous.

— Ça ne vous tuerait pourtant pas d’attendre que nous ayons mis tout le monde en sûreté…

— Mais si, Antoinette. Il se pourrait que ça me tue, justement.

Elle tourna les talons, écœurée.

— Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, la dernière fois ? J’avais tort. Je ne m’en rendais pas compte à ce moment-là, mais je le sais, maintenant.

— Qu’est-ce que vous m’avez dit, au juste ?

Elle le regarda. Elle se sentait méprisable et imprudente.

— J’ai dit que vous aviez payé pour vos crimes. J’ai dit que vous aviez payé mille fois le prix. C’était un beau rêve, John, mais ce n’était pas vrai, hein ? Vous vous foutez pas mal de ces gens. Votre seule préoccupation, c’est de vous sauver, vous.

Le capitaine ne répondit pas. Il abaissa sa visière et disparut dans la tempête de sable, toujours penché comme s’il avançait en luttant contre un vent invisible, terrible et dévastateur. Et Antoinette commença à se demander si cette visite n’était pas, tout compte fait, une grave erreur, exactement le genre d’imprudence contre laquelle son père l’avait toujours mise en garde.

 

 

— C’était pas la joie, dit-elle à ses compagnons lorsqu’elle regagna la Haute Conque.

Les anciens de la colonie avaient déjà pris place autour de la table. Tout le monde semblait être là, sauf Pellerin, la nageuse. Même Scorpio, qu’elle revoyait pour la première fois depuis la mort de Clavain. Il avait dans le regard quelque chose qu’elle n’y avait pas vu les fois précédentes. Il avait beau la regarder en face, ses yeux semblaient focalisés sur une vision d’ailleurs, et qui ne devait pas être agréable – un aperçu d’un horizon imaginaire, une voile ennemie, ou un reflet sur une armure. Elle avait vu un regard de ce genre, récemment, mais elle mit un moment à se rappeler où. Le vieil homme était assis au même endroit de la table, concentré sur la même menace lointaine. Clavain avait été amené à ce stade par des années de douleur et de souffrance. Il avait suffi de quelques jours pour y plonger le porcko.

Antoinette savait qu’il s’était passé de véritables horreurs dans l’iceberg. Elle n’avait pas voulu entendre les détails. Les autres lui avaient dit qu’elle n’avait pas besoin de les connaître – qu’il valait beaucoup mieux qu’elle les ignore, en fait –, et elle avait décidé de les croire. Elle n’avait jamais été très douée pour déchiffrer les expressions des porckos, mais elle lisait l’essentiel sur le visage de Scorpio. De l’horreur incarnée.

— Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? demanda celui-ci.

— Je lui ai dit que s’il décidait de décoller, il pouvait s’attendre à ce qu’il y ait des dizaines de milliers de victimes.

— Et alors ?

— Alors il a plus ou moins dit « tant pis ». Il ne se préoccupe, dans l’immédiat, que des passagers qui sont déjà à bord du vaisseau.

— Quatorze mille, au dernier recensement, commenta Blood.

— Pas mal, nota Vasko. Ça fait quoi ? Près d’un dixième de la colonie, déjà ? On avance bien.

Blood jouait avec son couteau.

— Si vous voulez nous aider à faire entrer les cinq cents suivants, mon jeune ami, vous êtes le bienvenu.

— C’est si difficile que ça ? s’étonna Vasko.

— C’est de plus en plus difficile à chaque contingent. On arrivera peut-être à vingt mille au lever du jour, mais pour ça, il faudrait commencer à les traiter comme du bétail.

— Ce sont des êtres humains, objecta Antoinette. Ils méritent d’être mieux traités que ça. Et les caissons ? Ils marchent ?

— Les caissons ne sont plus ce qu’ils étaient, fit Xavier Liu, s’adressant à sa femme exactement comme s’il s’agissait de n’importe quel autre senior de la colonie. Une fois que l’occupant est cryonisé, tout va bien, mais ça représente des heures et des heures de surveillance et de réglages. Et nous n’arrivons pas à nous occuper de tout le monde en même temps.

Antoinette ferma les yeux et appuya sur ses paupières avec le bout de ses doigts. Elle vit des anneaux turquoise concentriques, pareils à des rides dans l’eau.

— Conclusion : ça va aussi mal que possible. C’est ça ?

Puis elle rouvrit les yeux et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées.

— Scorp, on a des nouvelles de Remontoir ?

— Nous n’avons pas réussi à établir le contact.

— Mais vous êtes toujours convaincu qu’il est bien là-haut ?

— Je ne suis convaincu de rien du tout. Je me contente d’agir en fonction des informations dont je dispose.

— Et vous vous dites que s’il était là-haut, depuis le temps, nous aurions reçu un signe, des indices d’une tentative de communication ?

— Khouri était ce signe, répondit Scorpio.

— Alors, pourquoi n’ont-ils envoyé personne d’autre ? répliqua Antoinette. Il faudrait qu’on le sache, Scorp : on attend ici, en serrant les fesses, ou on fiche le camp d’Ararat ?

— Je suis bien conscient du problème, croyez-moi.

— On ne peut pas attendre éternellement, reprit Antoinette, exaspérée. Si Remontoir perd le combat, le ciel grouillera de Loups. Et même s’ils ne touchent pas à Ararat, nous n’aurons plus aucun moyen de nous en sortir. Nous serons bloqués ici.

— Je viens de vous le dire, j’ai bien conscience du problème.

Elle entendit la menace implicite dans sa voix. Bien sûr qu’il en avait conscience.

— Pardon, dit-elle. C’est juste que… je ne vois pas ce que nous pouvons faire.

Personne ne dit rien pendant un long moment. Dehors, un avion passa, très bas dans le ciel, avec un nouveau contingent de réfugiés. Antoinette ne savait pas si on les emmenait vers le vaisseau, ou de l’autre côté de l’île. À partir du moment où on avait reconnu le besoin de mettre les gens en sûreté, l’effort d’évacuation avait été divisé en deux.

— Aura a livré des informations utiles ? demanda Vasko.

Scorpio se tourna vers lui, faisant craquer le cuir de sa vareuse.

— De quel genre ?

— Ce n’était pas Khouri, le signe, reprit Vasko. C’était Aura. Khouri détient peut-être des informations, mais c’est Aura qui est importante. C’est à elle qu’il faut que nous parlions, vraiment. C’est elle qui saura ce qu’il faut faire.

— Je suis content que vous ayez si bien réfléchi à la question ! lança Scorpio.

— Et donc ? insista Vasko.

Antoinette se raidit. L’atmosphère dans la salle n’était pas précisément détendue, mais elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Jamais elle n’aurait osé parler à Scorpio sur ce ton, et elle ne connaissait pas beaucoup de gens qui l’auraient fait.

Mais Scorpio répondit calmement :

— Elle – Khouri – a répété le mot.

— Le mot ? releva Vasko.

— « Hela. » Elle l’a prononcé plusieurs fois depuis qu’elle est parmi nous. Nous ne savons pas ce que ça veut dire, ni même si ce mot a un sens. Et elle a dit autre chose, cette nuit…

Le cuir de sa vareuse craqua à nouveau alors qu’il changeait de position. Il avait l’air déconnecté de tout ce qui pouvait se passer dans la pièce, et en même temps la violence dont il était capable semblait palpable. Elle était là, dans la coulisse, comme un acteur attendant d’entrer en scène.

— Une autre chose ? répéta Vasko.

— « Quaiche », répondit Scorpio.

 

 

La femme s’approcha de la mer. Le ciel couvrait le monde tel un bol renversé, d’un gris farouche, torturé. Les pierres humides étaient glissantes et ne pardonnaient pas les faux pas. Elle frissonna, d’appréhension plus que de froid. En réalité, il faisait lourd. Elle regarda derrière elle, le long de la côte, la ligne en dents de scie formée par les toits du campement. Les bâtiments de la périphérie paraissaient déserts, abandonnés. Certains s’étaient effondrés et n’avaient jamais été réoccupés. Il n’y avait sûrement pas grand monde dans les parages pour remarquer sa présence. Comme si ça avait la moindre importance, d’ailleurs. Elle avait parfaitement le droit d’être là, et de mettre les pieds dans l’eau. Elle n’aurait jamais exigé cela de ses propres nageurs mais, en le faisant, elle ne contrevenait ni aux lois de la colonie, ni au règlement du corps des nageurs. C’était téméraire, certes, et très probablement futile, mais tant pis. La nécessité d’agir avait grandi en elle comme une douleur lancinante, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus l’ignorer.

C’était Vasko Malinin qui l’avait poussée à franchir le pas. Se rendait-il compte de l’effet que ses paroles avaient eu sur elle ?

Marl Pellerin s’arrêta à l’endroit où le rivage commençait à s’incurver, se refermant sur les eaux de la baie. La vague trace grise de la rive allait se perdre dans l’espèce de muraille formée par la brume qui montait de la mer pour se mêler aux nuages. La flèche du vaisseau, visible par intermittences dans le lointain argenté, variait de taille et paraissait plus ou moins éloignée d’un instant sur l’autre, alors que son cerveau s’efforçait de gérer les maigres indices qui lui parvenaient. Marl savait que la flèche s’élevait à trois kilomètres dans le ciel, mais à certains moments elle n’avait pas l’air plus haute qu’une structure conchoïdale de taille moyenne, ou l’une des antennes de communication dressées autour de la colonie. Elle imaginait le déluge de neutrinos qui se déversaient de la flèche – en réalité, de la partie submergée, évidemment, car les moteurs étaient sous l’eau –, sous la forme d’un rayonnement éblouissant, une lumière sacrée qui la transperçait. Les particules, qui traversaient le cosmos à une vitesse proche de celle de la lumière, faisaient chanter les membranes de ses cellules, ne leur causant aucun dommage. Ça voulait dire que les moteurs s’apprêtaient au voyage interstellaire. On disait que les organismes vivants n’étaient pas affectés par ces tempêtes, que seules des machines ultrasensibles pouvaient les détecter, mais était-ce si vrai que cela ? Les micro-organismes mystifs, considérés comme une entité unique, à l’échelle de la planète, constituaient une biomasse véritablement immense : la masse de la substance mystif d’une unique planète était cent fois plus importante que la masse cumulée de l’espèce humaine tout entière. Était-il tellement absurde de penser que les Mystifs n’étaient pas aussi indifférents à ce flux de neutrinos qu’on l’imaginait généralement ? Ils percevaient peut-être, eux aussi, l’agitation du capitaine. Et peut-être qu’à leur façon, lente, verte, presque inconsciente, ils comprenaient ce que son départ impliquait.

Au bord de l’eau, un mouvement attira le regard de Marl. Elle alla voir ça de plus près. Une chose sautait lestement de roche en roche. Une masse de métal noircie et convulsée comme du caramel brûlé, à la surface marquée par des plis et des rides étranges. Un filet de fumée en montait. La chose bourdonnait et craquait, et une partie articulée ressemblant à la queue sectionnée d’une langouste se tortillait horriblement. Elle avait dû tomber récemment, depuis moins d’une heure, sans doute. Sur toute la surface d’Ararat, partout où il y avait des êtres humains pour les signaler, on constatait que des débris tombaient du ciel. Il y en avait trop, près de ces avant-postes, pour que ce soit accidentel. Le phénomène paraissait concentré au-dessus des centres de population humaine. Quelqu’un – ou quelque chose – essayait de passer à travers. Occasionnellement, une esquille y parvenait.

La chose la dérangeait. Était-elle humaine ou non ? Était-elle amicale envers les êtres humains, ou liée à eux par l’esprit conjoineur ? Quelqu’un faisait-il encore la distinction ?

Marl passa à côté de la chose, s’arrêta au bord de l’eau et se déshabilla. Au moment d’entrer dans l’eau, elle eut une vision façon flash, incongrue, d’elle-même vue par les yeux de la mer. Elle était une créature mince et nue, une étoile de mer livide, dressée sur le rivage. L’objet écrasé projeta un panache de fumée dans le ciel.

Marl se mouilla les mains dans une flaque qui s’était formée au creux d’une roche. Elle s’éclaboussa le visage, se mouilla les cheveux. L’eau lui brûla les yeux. Elle n’y voyait plus rien à travers ses larmes. Même dans l’eau des mares il y avait des organismes mystifs. La peau de Pellerin la picotait, surtout sur la bande médiane de son visage, qui commençait à montrer des signes de contamination par les Mystifs. Les colonies de micro-organismes contenues dans l’eau et celles qui tavelaient son visage se reconnaissaient, pétillaient d’excitation.

Ceux qui suivaient ce phénomène considéraient le cas de Marl comme marginal. On avait observé des atteintes bien pires. Si on s’en tenait aux statistiques, elle pouvait tranquillement plonger encore une douzaine de fois au moins. Mais il y avait toujours des exceptions. Il arrivait que la mer engloutisse des sujets qui ne présentaient que de très faibles symptômes de contamination. Il était très rare qu’elle s’empare de gens qui nageaient pour la toute première fois.

C’était le problème, avec les Schèmes Mystifs. Ils n’étaient pas humains. La biomasse mystif était rigoureusement alien – non humaine. Elle n’obéissait pas aux critères d’analyse humains, aux causes et aux effets nettement circonscrits. Elle était aussi imprévisible qu’un ivrogne. On pouvait deviner son comportement à certains paramètres, mais on se trompait parfois du tout au tout.

Marl le savait. Elle n’avait jamais dit le contraire. Elle savait que chaque immersion constituait un risque.

Elle avait eu de la chance, jusque-là.

Elle repensa à Shizuko, qui achevait sa vie dans la section psychiatrique. Quand Marl lui rendait visite, Shizuko avait peut-être conscience de sa présence, et peut-être changeait-elle d’activité en conséquence, mais elle se contentait de la regarder avec l’intérêt fugace, ou plutôt l’air distrait de quelqu’un qui repère une fissure dans un mur, ou l’évocation d’une forme significative dans un nuage. La lueur d’intérêt s’éteignait aussitôt. Il arrivait à Shizuko d’éclater de rire, mais c’était un rire imbécile, un carillon de petites cloches stupides.

Et Shizuko se remettait à gratter les murs avec ses doigts sanglants, aux ongles arrachés. Elle ignorait les crayons et les craies qu’on lui donnait pour dessiner. Marl avait cessé d’aller la voir il y avait déjà quelques mois. À partir du moment où elle avait compris et accepté qu’elle ne voulait plus rien dire pour Shizuko, elle en avait été comme soulagée. Mais ce soulagement avait été compensé par un sentiment décourageant de trahison et de faiblesse.

Elle pensa alors à Vasko. À ses certitudes faciles, à sa conviction que seule la peur séparait les nageurs et la mer.

Elle le détestait pour ça.

Elle fit un pas dans l’eau. À une douzaine de mètres de là, un radeau de matière verte réagit en se tortillant, sentant qu’elle était entrée dans son royaume. Marl inspira profondément. Elle avait incroyablement peur. Le grattouillis qui lui barrait le visage était devenu une brûlure. Il lui donnait envie de se perdre dans l’eau.

— Je suis là, annonça-t-elle.

Et elle marcha vers la masse d’organismes mystifs, s’y enfonçant jusqu’aux cuisses, jusqu’à la taille, puis plus haut. Devant elle, la biomasse esquissait des formes de plus en plus marquées, ses métamorphoses soulevant une sorte de brise qui soufflait sur elle. Les anatomies non humaines parcouraient des permutations sans fin. C’était une galerie de monstres. À force d’avancer dans l’eau, elle arriva à un creux où elle n’avait presque plus pied. Elle donna un coup de talon sur le lit de roches et commença à nager vers la biomasse.

 

 

Vasko parcourut l’assistance du regard.

— « Quaiche » ? Ça ne me dit rien.

— Ça ne voulait rien dire pour moi non plus, répondit Scorpio. Je n’étais même pas sûr de l’orthographe du premier nom, mais j’ai vérifié. Le deuxième nom confirme le premier. La signification est sans ambiguïté.

— Alors vous allez pouvoir éclairer notre lanterne ? pressa Liu.

Scorpio donna la parole à Orca Cruz.

— Scorp a raison, dit-elle. « Hela », tout seul, ne veut rien dire. Cherchez dans les bases de données que nous avons apportées de Resurgam ou de Yellowstone et vous trouverez des milliers d’explications possibles, selon les orthographes. Mais introduisez simultanément « Quaiche » et « Hela », et ça change tout. Il n’y a qu’une explication, si bizarre qu’elle puisse paraître.

— J’ai hâte de l’entendre, fit Liu.

À côté de lui, Vasko hocha la tête. Antoinette ne dit rien, ne trahit aucun intérêt visible, mais sa curiosité était manifestement tout aussi vive.

— Hela est un monde, poursuivit Cruz. Pas une grosse planète, juste une lune de taille moyenne, en orbite autour d’une géante gazeuse appelée Haldora. Ça ne vous dit toujours rien ?

Personne ne répondit.

— Et « Quaiche » ? demanda Vasko. Qu’est-ce que c’est ? Une autre lune ?

— Non, fit Cruz en secouant la tête. Quaiche est un homme, celui qui a baptisé Hela et Haldora. On ne trouve ni Quaiche ni ses mondes dans la base de nomenclature usuelle, mais ça n’a rien de très étonnant : il y a plus de soixante ans qu’elle n’a pas été remise à jour par contact direct avec d’autres vaisseaux. Mais depuis que nous sommes sur Ararat, nous avons capté des signaux épars d’autres éléments ultras. Il y en a davantage, ces temps-ci : ils utilisent beaucoup plus de transmissions à faisceau large et à longue portée, et il arrive parfois que l’un de ces signaux nous balaye…

— Pourquoi ce changement de tactique ? demanda Vasko.

— On dirait qu’ils ont peur, répondit Cruz. Ils deviennent nerveux, ils refusent les échanges commerciaux directs. Certains Ultras ont dû tomber sur quelque chose qui ne leur a pas plu, et ils répandent la bonne parole en échangeant des données à longue portée.

— On se demande bien ce qui a pu les terroriser à ce point, fit Vasko.

— Il faut voir le bon côté des choses, fit Cruz. Ce ne sont peut-être pas des transmissions autorisées, et la moitié de celles que nous interceptons grouillent de contrevérités et de virus, mais au fil des ans nous avons réussi à conserver nos bases de données plus à jour qu’on n’aurait pu le penser compte tenu de notre manque de contact avec l’extérieur.

— Alors, que savons-nous du système de Quaiche ? demanda Vasko.

— Pas tout ce que nous voudrions, répondit Cruz. Il n’y a pas de données émanant de missions antérieures, ce qui veut dire que le système sur lequel Quaiche a enquêté devait être très peu exploré avant son arrivée.

— Alors, ce à quoi Aura fait allusion, quoi que ce soit, serait arrivé il y a, quoi, cinquante, soixante ans ? avança Vasko.

— Facilement, acquiesça Cruz.

Vasko se frotta le menton. Il était rasé de près, aussi lisse que du bois passé au papier de verre.

— Alors ça ne peut pas avoir beaucoup d’intérêt pour nous, hein ?

— Il est arrive une drôle d’histoire à Quaiche, reprit Scorpio. Selon les comptes rendus, les versions diffèrent. Apparemment, il travaillait comme grouillot pour les Ultras : il explorait des environnements planétaires qui ne leur donnaient guère satisfaction. Il a assisté à un événement concernant Haldora…

Scorpio les regarda l’un après l’autre, comme s’il les mettait au défi – surtout Vasko – de l’interrompre ou de lancer une plaisanterie.

— Il l’a vue disparaître, poursuivit-il. La planète s’est éclipsée l’espace d’une fraction de seconde. À la suite de quoi il a lancé une sorte de religion sur Hela, la lune d’Haldora.

— C’est tout ? demanda Antoinette. Aura a fait tout ce chemin pour nous délivrer ce message ? L’adresse d’un fou mystique ?

— Non, ce n’est pas tout, poursuivit Scorpio. Le phénomène s’est reproduit, et il n’est pas le seul à y avoir assisté.

— Ça change quelque chose ? soupira-t-elle.

— Attendez, fit Vasko en levant la main. Je voudrais bien entendre la suite. Continuez, Scorp.

Le porcko braqua sur lui un regard parfaitement inexpressif.

— J’avais besoin de votre permission ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais juste…, fit Vasko en regardant autour de lui, se demandant peut-être qui il pourrait appeler à l’aide. Enfin, nous aurions peut-être tort d’écarter trop vite tout ce que nous apprenons d’Aura, même si ça n’a pas beaucoup de sens.

— Personne n’écarte quoi que ce soit, répliqua Scorpio.

— Dites-nous ce que vous avez appris, s’il vous plaît, coupa Antoinette, sentant que la situation commençait à déraper.

— Il ne s’est à peu près rien passé pendant des dizaines d’années, poursuivit Scorpio. Le miracle de Quaiche a attiré des gens vers Hela. Certains se sont laissé endoctriner, d’autres, désillusionnés, se sont lancés dans la prospection. Il y a des artefacts non humains, sur Hela – des bricoles à peu près sans valeur, mais ils en exportent assez pour entretenir quelques colonies. Les Ultras leur achètent leurs cochonneries et les revendent à des amateurs de curiosités. Il y a peut-être des gens qui gagnent un peu d’argent avec ce trafic, mais vous imaginez bien qu’il ne s’agit pas des pauvres idiots qui déterrent les trucs du sol…

— Il y a des artefacts non humains sur des tas de mondes, intervint Antoinette. J’imagine que ces créatures ont connu le même sort que les Amarantins et une douzaine d’autres, c’est ça ?

— Les bases de données ne recèlent pas beaucoup d’informations sur cette civilisation indigène, répondit Scorpio. Les dirigeants d’Hela n’encouragent pas spécialement la curiosité scientifique et les libres-penseurs. Mais quand on sait lire entre les lignes, on dirait bien, en effet, qu’ils ont eu affaire aux Loups.

— Et ils ont disparu ? demanda-t-elle.

— Apparemment, oui.

— Là, j’ai besoin d’aide, reprit Antoinette. Qu’est-ce que tout ça pourrait bien vouloir dire pour Aura ?

— Aucune idée, répondit Scorpio.

— Elle veut peut-être que nous allions là-bas, avança Vasko.

Ils le regardèrent tous. Il parlait d’un ton posé, comme s’il se contentait d’énoncer une vérité que les autres devaient prendre pour argent comptant. C’était peut-être vrai, mais ces paroles firent l’effet d’une petite profanation silencieuse dans le saint des saints.

— Aller là-bas ? fit Scorpio en fronçant les sourcils, la peau entre son mufle et son front se plissant comme des rouleaux de jambon. Vous voulez dire… y aller pour de bon ?

— Si nous en concluons qu’elle pense que ça nous aiderait, alors oui, répondit Vasko.

— Nous ne pouvons pas aller si loin sur la base des délires d’une malade, fit Hallatt, un senior de la colonie de Resurgam qui s’était toujours méfié de Khouri.

— Elle n’est pas malade, rétorqua le docteur Valensin. Elle était épuisée, et elle a été traumatisée, c’est tout.

— J’ai entendu dire qu’elle voulait qu’on lui remette son bébé dans le ventre, insista Hallatt avec une grimace de dégoût, comme si c’était l’idée la plus perverse qui ait jamais été engendrée par une cervelle humaine.

— C’est vrai, confirma Scorpio, et j’y ai mis mon veto. Mais ce n’était pas une demande irrationnelle. C’est son enfant, et elle lui avait été arrachée avant qu’elle ait eu le temps de la mettre au monde. Compte tenu des circonstances, je pense que son désir était parfaitement compréhensible.

— Mais vous l’avez envoyée promener quand même, insista Hallatt.

— Je ne pouvais pas courir le risque de perdre Aura. Pas après ce que nous avait coûté sa récupération.

— Vous vous êtes laissé entortiller, continua Hallatt. C’était trop cher payé. Nous avons perdu Clavain, et tout ce que nous avons gagné, c’est une gamine atteinte de dommages cérébraux irréversibles.

— Vous voulez dire que Clavain serait mort en vain ? demanda Scorpio d’un ton dangereusement mielleux.

Il y eut un long, trop long silence, comme un blanc dans un enregistrement. Antoinette comprit avec une clarté terrifiante qu’elle n’était pas la seule à ignorer ce qui s’était vraiment passé dans l’iceberg. Hallatt devait être dans le même cas, mais son ignorance était beaucoup plus agressive. Il passait carrément les bornes de la transgression.

— Je ne sais pas comment il est mort, et je m’en fiche. Je n’ai pas besoin de le savoir. Mais si Aura était le seul élément en jeu, alors non, ça ne valait pas le coup. Il est mort en vain. Ça ne vous plaît peut-être pas de vous l’entendre dire, mais c’est la vérité, conclut Hallatt en croisant les doigts, avec une moue en direction de Scorpio.

Celui-ci jeta un coup d’œil à Blood. Quelque chose passa entre eux : d’infimes signaux, trop subtils, trop familiers pour être déchiffrables par un étranger. Cet échange ne dura qu’un bref instant. Antoinette se demanda si quelqu’un d’autre l’avait remarqué, ou si elle l’avait simplement imaginé.

L’instant d’après, Hallatt regardait une chose plantée dans sa poitrine.

Avec langueur, comme s’il allait rajuster un tableau accroché de travers, Blood se leva et s’avança lentement, de sa démarche chaloupée, coulée, avec une régularité de métronome.

Hallatt émettait des gargouillements. Ses doigts se crispaient inefficacement sur le manche du poignard.

— Débarrasse-moi de ça, ordonna Scorpio.

Blood ôta son couteau de la poitrine d’Hallatt, l’essuya sur sa cuisse et le rengaina. Une quantité étonnamment faible de sang suintait de la blessure.

Valensin fit mine de se lever.

— Restez où vous êtes, ordonna Scorpio.

Deux agents de la Ligue apparurent dans la minute. Ils ne manifestèrent devant la situation qu’une surprise modérée, et Antoinette leur tira mentalement son chapeau. Si, entrant dans une pièce, elle était tombée sur un individu qui perdait son sang, manifestement poignardé, elle aurait eu du mal à ne pas tourner de l’œil, et encore bien plus à garder son calme. Les gars de la Ligue emmenèrent Hallatt.

— Je vais m’occuper de lui, fit Valensin en se levant.

— Je vous ai dit de rester là, répéta Scorpio.

Le docteur tapa du poing sur la table.

— Vous venez de faire tuer un homme, petit crétin criminel ! Ou plutôt, je vous jure que vous aurez un cadavre sur les bras s’il ne reçoit pas tout de suite les soins appropriés. Scorpio ! Vous voulez vraiment avoir sa mort sur la conscience ?

— Restez là !

Valensin fit un pas en direction de la porte.

— Eh bien, allez-y, essayez de m’arrêter, si vous y tenez tellement. On a vu de quoi vous étiez capable.

La face de Scorpio se crispa en un masque de colère et de haine qu’Antoinette ne lui connaissait pas. Elle s’étonna que les porckos aient l’expressivité nécessaire pour manifester des sentiments aussi extrêmes.

— Je vous en empêcherai, faites-moi confiance, fit Scorpio en fouillant dans une poche ou un étui dissimulé sous la table, d’où il tira son propre couteau.

Un couteau qu’Antoinette n’avait encore jamais vu. Le porcko dut faire quelque chose, parce que la lame devint floue.

— Scorpio, dit-elle en se levant à son tour. Laissez-le faire. Il est médecin.

— Hallatt va mourir.

— Il y a déjà eu assez de morts comme ça, reprit Antoinette. Un de plus n’améliorera pas les choses.

Le couteau vibrait dans sa main, tel un animal pas tout à fait apprivoisé. Antoinette s’attendait à ce qu’il lui échappe à tout moment.

Il y eut un bip. Le bruit inattendu sembla prendre le porcko au dépourvu. Sa rage décrut d’un cran. Il chercha la source du bruit. Il venait de son communicateur de poignet.

Scorpio apaisa la vibration du couteau et le remit là d’où il l’avait tiré.

Il regarda Valensin et dit deux mots :

— Allez-y.

Le docteur eut un hochement de tête, l’air toujours aussi furieux, et se précipita derrière les hommes qui emmenaient le blessé.

Scorpio porta son bracelet à son oreille et écouta une petite voix stridente. Il fronça les sourcils, demanda à son interlocuteur de répéter ce qu’il venait de dire. Bientôt, son front se dérida, mais il ne retrouva pas sa sérénité.

— Qu’y a-t-il ? demanda Antoinette.

— Le vaisseau, répondit-il. Il y a du nouveau.

 

 

Dix minutes plus tard, une navette – détournée de la procédure d’évacuation – descendit à un pâté de maisons de la Haute Conque, entre les bâtiments. Un détachement de la Ligue évacua la zone, permettant au petit groupe de seniors de la colonie d’y prendre place. Vasko fut le dernier à monter à bord, après Scorpio et Antoinette Bax, tandis que Blood et les autres restaient à terre. La navette reprit l’air, projetant une lumière blanche, dure, sur les bâtiments. Les habitants, en dessous, se protégeaient les yeux, incapables de détourner le regard. Chacun, au Premier Camp, aurait donné n’importe quoi pour profiter du voyage. Il n’y avait hélas plus de place à bord de la navette que pour ces trois derniers passagers : elle était déjà pleine à craquer de réfugiés.

Vasko sentit que l’engin accélérait. Il se cramponna à une poignée, au plafond, espérant que le vol serait bref. Les réfugiés le regardaient, l’air hagards, comme s’ils attendaient une explication qu’il n’était pas en mesure de donner.

— Où allaient-ils ? demanda-t-il au chef de bord.

— Ils pensaient aller vers l’intérieur des terres, répondit-il tout bas, avec un mouvement de menton dans la direction supposée des régions abritées. Eh ben, ils vont aller au vaisseau. On ne peut pas se permettre de perdre un temps précieux.

La froide efficacité de la décision sidéra Vasko, mais il ne put s’empêcher, en même temps, de l’admirer.

— Et si ça ne leur plaît pas ? demanda-t-il tout bas.

— Ils n’auront qu’à porter plainte.

Le voyage ne dura pas très longtemps. Ils avaient un pilote, cette fois ; certains des vols d’évacuation étaient pilotés par des équipages automatisés, mais celui-ci était trop spécial. Ils ne s’élevèrent pas beaucoup, se dirigèrent vers le large et effectuèrent un large virage autour de la base du vaisseau. Vasko, qui avait la chance d’être près de la paroi, s’y créa un hublot et scruta le brouillard argenté. Autour de lui, les réfugiés se pressaient vers lui, avides de regarder au-dehors.

— Fermez ce hublot, ordonna Scorpio.

— Pardon ?

— Vous avez entendu ce que j’ai dit ?

— À votre place, je l’écouterais, intervint Antoinette.

Vasko obtempéra. S’il y avait une journée où il ne fallait pas discuter avec le porcko, se dit-il, c’était bien celle-là. De toute façon, il n’avait rien vu, juste une vague suggestion de la présence phénoménale du vaisseau.

Ils montèrent encore, tournant sans doute autour de la flèche, puis il sentit la navette ralentir et entrer en contact avec le sol. Peu après, un rai lumineux signala l’ouverture des issues, et les réfugiés furent invités à descendre. Vasko ne voyait pas bien ce qui se trouvait au-delà, dans la zone de réception. Il n’eut qu’un bref aperçu des agents de la Ligue qui guidaient les nouveaux arrivants, avec une rapidité et une efficacité qui allaient bien au-delà de l’invitation pressante. Il s’attendait à ce que les gens manifestent une certaine colère en découvrant qu’au lieu d’être en sécurité, à terre, ils se retrouvaient dans une soute du vaisseau, mais il ne vit qu’acceptation docile. Peut-être ne se rendaient-ils pas encore compte qu’ils étaient à bord du vaisseau, et non dans une zone de répartition, à terre, de l’autre côté de l’île. Auquel cas il n’avait pas envie d’être dans le coin quand ils découvriraient le changement de programme.

Les passagers eurent bientôt évacué la navette. Vasko s’attendait à ce qu’on le fasse sortir aussi, mais les trois seniors restèrent à bord avec le pilote. La trappe de chargement se referma et l’appareil quitta la soute.

— Vous pouvez rouvrir le hublot, dit Scorpio.

Vasko créa dans la coque une vitre assez large pour qu’ils puissent regarder tous les trois au-dehors, sauf qu’il n’y avait rien à voir pour le moment. Il sentit l’embardée que fit la navette en quittant la soute-parking, mais il n’aurait su dire s’ils restaient à proximité du Spleen de l’Infini, ou s’ils retournaient au Premier Camp.

— Vous avez dit qu’il y avait un problème avec le vaisseau, dit Vasko. C’est le niveau de neutrinos ?

Scorpio se tourna vers Antoinette Bax.

— De quoi ça a l’air ?

— Le niveau a encore monté depuis la dernière mesure, répondit-elle. Mais selon nos stations de monitoring, il grimpe quand même moins vite. Peut-être que ma petite conversation avec John a servi à quelque chose, tout compte fait.

— Alors, quel est le problème ? demanda Vasko.

Scorpio indiqua quelque chose à travers le hublot.

— Ça, dit-il.

Vasko suivit le regard du porcko. Il vit la flèche du vaisseau qui émergeait du brouillard argenté. Ils étaient descendus très vite et ils regardaient la base du vaisseau, au niveau de l’eau. C’était là que Vasko avait aperçu, la veille au soir encore, l’anneau de barques et les grimpeurs qui essayaient d’atteindre les points d’accès du vaisseau. Mais rien n’était plus pareil. Il n’y avait plus de grimpeurs, plus de bateaux. Au lieu de l’anneau d’eau claire qui entourait le pied de la flèche, le vaisseau était ceinturé par un cordon épais, compact, de biomasse mystif. Une matière verte, à la texture imbriquée et aux contours mousseux, flous. La couche se prolongeait sur un kilomètre dans toutes les directions, se connectant avec d’autres amas de biomasse par des ponts flottants de la même substance verdâtre. Mais ce n’était pas tout : le cordon de biomasse qui entourait le vaisseau montait autour de la coque, formant une sorte de peau. Qui devait bien faire des dizaines de mètres d’épaisseur par endroits, et plus d’une vingtaine à la base, à l’endroit où elle commençait à monter. Elle était déjà parvenue à deux ou trois cents mètres de hauteur le long de la paroi du vaisseau, selon l’estimation de Vasko. La limite supérieure ne formait pas un cercle régulier, mais une ligne déchiquetée, comme si elle étirait des tentacules vers le haut. Des veines vert pâle étaient déjà visibles à une centaine de mètres au moins au-dessus de la masse principale. C’était une sorte de fourreau qui se déplaçait sous ses yeux, grimpant inexorablement vers le haut. La masse principale devait monter de près d’un mètre à la seconde. À cette allure, elle aurait entièrement recouvert le vaisseau d’ici une heure.

— Quand cela a-t-il commencé ? demanda Vasko.

— Il y a trente, quarante minutes peut-être, répondit Scorpio. Nous avons été alertés dès que la concentration s’est accrue autour de la base.

— Pourquoi maintenant ? Je veux dire, le vaisseau est là depuis tellement longtemps, pourquoi se seraient-ils mis à l’attaquer aujourd’hui entre tous les jours ? demanda Vasko.

— Je ne sais pas, répondit Scorpio.

— Rien ne prouve qu’ils l’attaquent, répondit calmement Antoinette.

Le porcko se tourna vers elle.

— Alors, qu’est-ce que ça vous inspire ?

— Ça pourrait être n’importe quoi, répondit-elle. Vasko a raison : une attaque n’aurait aucun sens. Pas maintenant, après toutes ces années. Ça doit être autre chose. Enfin, espérons-le, ajouta-t-elle.

— Comme vous dites, répondit Scorpio.

L’avion continuait à tourner autour de la flèche. De tous les côtés, c’était la même histoire : ils avaient l’impression de regarder un film en accéléré montrant un énorme édifice de pierre envahi par la mousse, ou une statue de bronze qui s’oxydait, devenait vert-de-gris ; un vert-de-gris délibéré, volontaire.

— Ça change tout, reprit Antoinette. Je suis inquiète, Scorp. Il se peut que ce ne soit pas une attaque, mais si je me trompe ? Et les gens qui sont déjà à bord ?

Scorpio leva son bracelet et parla à voix basse.

— Qui appelez-vous ? demanda Antoinette.

Il couvrit le micro avec sa main.

— Marl Pellerin, dit-il. Je pense qu’il est temps de mettre le détachement des nageurs au courant.

— Je suis d’accord, commenta Vasko. Je pense qu’ils auraient déjà dû plonger. Dès que l’activité mystif a commencé, en fait. C’est pour ça qu’ils sont là, non ?

— Vous ne diriez pas ça si c’était vous qui deviez aller nager là-dedans, commenta Antoinette.

— Exactement : c’est leur boulot, pas le mien.

Scorpio continuait à parler tout bas dans le bracelet.

Il répétait les mêmes instructions, encore et toujours, comme s’il parlait à plusieurs personnes différentes. Il finit par secouer la tête et baissa sa manche.

— Personne n’arrive à trouver Pellerin, dit-il.

— Elle doit bien être quelque part, répondit Vasko. Elle est de garde, quelque part, et elle attend les ordres. Vous avez essayé à la Haute Conque ?

— Oui.

— Laissez tomber, fit Antoinette, en effleurant la manche du porcko. C’est le chaos, là-bas. Je ne suis pas surprise que les circuits de commandement se délitent.

— Et le reste du détachement des nageurs ? demanda Vasko.

— Quoi donc ? demanda Scorpio.

— Si on ne peut pas demander à Pellerin de faire son boulot, les autres pourraient peut-être… ? On nous rebat les oreilles de leur utilité pour la sécurité d’Ararat. C’est l’occasion ou jamais d’en faire la démonstration.

— Ou de mourir en essayant, dit Scorpio.

Antoinette secoua la tête.

— Ne leur demandez pas de se mettre à l’eau en ce moment, Scorp. Ce n’est pas la peine. Quoi qu’il arrive ici, c’est le résultat d’une décision collective, prise par la biomasse. Ce ne sont pas quelques nageurs qui vont changer grand-chose, maintenant.

— J’attendais un peu mieux de Marl, avoua Scorpio.

— Elle connaît son devoir, reprit Antoinette. Je ne pense pas qu’elle nous laisserait tomber, si elle avait le choix. Espérons seulement qu’il ne lui est rien arrivé.

Scorpio s’écarta de la fenêtre, partit vers l’avant de l’appareil. Alors que l’avion s’inclinait sur l’aile, répondant aux courants thermiques invisibles qui tournaient en spirale autour de l’énorme vaisseau, le porcko resta solidement planté sur ses deux pieds. En général, il se sentait plus à l’aise dans les turbulences que ses compagnons humains.

— Où allez-vous ? demanda Vasko.

— Je vais lui dire de changer le plan de vol, répondit le porcko par-dessus son épaule. Nous devions retourner chercher des réfugiés.

— Et nous n’allons pas le faire ?

— Après. D’abord, je veux que nous embarquions Aura. Je commence à me dire que le ciel est peut-être l’endroit le plus sûr, en ce moment.

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